Mémorial du Massacre de la rivière Sumpul
Un espace de mémoire et d'engagement communautaire
Le mémorial du Massacre de la rivière Sumpul à Las Aradas, Chalatenango, est un projet essentiel de l’initiative Mémoire survivante dans l’après-guerre au Salvador. Commencé en 2017 et à date estimé de finalisation en mai 2025, le mémorial est un symbole puissant de la mémoire et de la résistance de la communauté à l'un des événements les plus tragiques de la guerre civile au Salvador, qui n'est toujours pas reconnu par l'État salvadorien. Il commémore le massacre d'environ 600 personnes civiles le 14 mai 1980 perpetrée par les forces armées du Salvador, l'ORDEN et la Garde nationale, avec le soutien de l'armée hondurienne.
Le projet de ce site mémorial, élaboré dans le cadre d'un processus collaboratif et participatif mené par les survivant·es et l'Association Sumpul, ainsi que par des personnes collaboratrices locales et internationales, notamment des chercheur·euses, des architectes et des artistes, sert non seulement de monument, mais aussi d'espace vivant pour la réflexion, l'éducation et la construction de la communauté.
Le Massacre de la rivière Sumpul et son mémorial : contexte historique
De la fin des années 1970 à 1992, les forces armées du Salvador, la Garde nationale et le groupe paramilitaire ORDEN ont perpétré de nombreux massacres contre des personnes civiles dans les régions rurales du Salvador. Tout ceci a été fait dans le cadre d'une stratégie d'oppression violente du gouvernement soutenue par les États-Unis, comprenant des assassinats, des disparitions, des tortures, des déplacements forcés et des tactiques de la terre brûlée. Les victimes ont été ciblées en raison de leur soutien supposé à de différentes factions de groupes de guérilla s'opposant au régime répressif.
À Chalatenango, en particulier dans les territoires proches de San José Las Flores, Arcatao et Las Vueltas, les personnes civiles ont cherché refuge dans un hameau connu sous le nom de Las Aradas, au bord de la rivière Sumpul, à la frontière hondurienne, au début de l'année 1980.
À la mi-mai, des milliers de personnes s'y étaient rassemblées, certaines fuyant les opérations militaires dans la région et d'autres repoussées de l'autre côté de la frontière par l'armée hondurienne.
Dans la matinée du 14 mai, les forces armées du Salvador, l'ORDEN et la Garde nationale ont massacré environ 600 personnes civiles avec le soutien passif des forces armées honduriennes, qui empêchaient les gens de traverser la rivière. Beaucoup ont été tué·es sur terre, tandis que d'autres ont été abattu·es ou noyé·es dans la rivière dans la tentative d'échapper à l'assaut. L'accès au site a été interdit dans les semaines qui ont suivi le massacre, ce qui a empêché de récupérer les corps pour les enterrer de manière adéquate.
Le Massacre de la rivière Sumpul [Masacre del río Sumpul] - comme on l'appelle aujourd'hui - a été l'un des premiers massacres à grande échelle dans la région et il a marqué un moment important qui a précipité la guerre civile, parallèlement à d'autres événements tels que l'assassinat du monseigneur Romero, à ce moment archevêque de San Salvador, le 24 mars 1980.
Après les Accords de paix de Chapultepec, la première commémoration documentée en 1992 et un petit monument en 1993 ont conduit à la formation du Comité de Memoria Histórica [Comité de mémoire historique]. En 2016, le comité a acquis le terrain de Las Aradas grâce à une collecte de fonds auprès de la communauté, dans le but de créer un mémorial. En août 2017, le comité s'est formalisé en une organisation à but non lucratif, connue et désignée sous le nom de «Asociación Sumpul».
L’Association Sumpul a été renforcée par l'achèvement d'un processus de planification stratégique en 2017 avec le soutien de la Dre Amanda Grzyb, professeure d'études de l'information et des médias à l'Université Western Ontario (London, Canada). Au nom de l'association, Grzyb a invité l'architecte et céramiste Evelia Macal –qu'elle avait rencontrée auparavant en tant qu'observatrice électorale en 2014– à assister à leur première assemblée générale, accompagnée de son mari, Harold Fallon, membre du bureau d'architecture AgwA et professeur à la faculté d'architecture de l’Université KU Leuven (Belgique). Cet événement a marqué le début d'une collaboration entre ces deux universités-là avec Evelia Macal, AgwA, et l’Asociación Sumpul pour le processus de conception participative d'un mémorial à Las Aradas.
Conmémoration du Massacre de la rivière Sumpul, 13-14 mai 2024
Ces photos ont été prises [après l'achèvement des travaux] les 13 et 14 mai 2024, lors de la commémoration du Massacre de la rivière Sumpul à Las Aradas, prises par l'artiste et photographe d'architecture Filip Dujardin (Belgique).
Le 13 mai à l'aube, la marche partait de Las Vueltas et commence à El Coyolar. Peu à peu, les gens se rassemblent et le campement s'installe et, dans l'après-midi, les rituels et la veillée commencent. Le 14 mai, d'autres participant·es se joignent et la commémoration a lieu, avec un communiqué de presse, une messe célébrée par l'évêque Oswaldo Escobar et d'autres prêtres de la région, une représentation théâtrale, des chants et des témoignages. Et puis, les personnes participantes retournent progressivement chez elles, en marchant sur les mêmes chemins où les survivant·es ont pu s’evader à ce temps-là.
Participation et préparation
En octobre 2017, Melina Doutreloigne et Justine Morlion, des étudiantes de la KU Leuven sous la direction de Harold Fallon, ont entamé un atelier de conception de mémoire de maîtrise axé sur la conception du mémorial de Las Aradas. En janvier 2018, les étudiantes et les architectes ont organisé un atelier participatif à San José Las Flores. Trois groupes tournants d'environ 15 à 20 personnes survivantes et membres de la communauté ont discuté des sujets concernant la commémoration et la célébration, le paysage et la construction. Des photographies de référence affichées sur les murs ont stimulé les interventions et les suggestions des participant·es à l'atelier.
Le premier atelier de discussion a étudié les rituels, les communautés, les éléments symboliques, les espaces de célébration, entre d’autres. Le deuxième groupe a abordé le rôle de la rivière Sumpul, les plantations, les arbres, la topographie, etc. Et la troisième discussion a porté sur les méthodes de construction, les investissements, l'entretien, les compétences existantes, entre d’autres.
Ces discussions interactives, bien qu'elles ne soient pas basées sur des propositions de conception spécifiques, ont fourni des informations essentielles pour le processus de conception, et ont contribué à façonner les attentes de la communauté.
Symboles, espace et construction
La principale caractéristique du projet est la plantation de plus de 250 árboles de fuego [arbres de feu] dans une grille de 7m x 7m par des membres de la communauté. La bordure extérieure irrégulière de la plantation se fond dans l'environnement naturel, tandis qu'un « carré » central de 63m x 63m forme un vide distinctif révélant une partie du sol où le massacre s’est passé mais sans indiquer de lieu spécifique.
Les principaux éléments symboliques de cet espace sont : le monument de 1993, un monument arrondi avec des plaques céramiques montrant les noms des victimes légèrement en dessous du niveau du sol (en référence à la dispersion et au nombre encore inconnu de corps) ; un banc circulaire et un space pour un foyer collectif ; un Maquilishuat (Tabebuia Rosea) l'arbre national du Salvador, et un arbre de ceiba (Ceiba Pentandra), l'arbre sacré dans la théologie maya reliant le monde supérieur, le monde moyen et le monde souterrain, marquant traditionnellement les nouvelles implantations.
Bordant la place centrale, un arbre de feu est remplacé par une statue polychrome, de taille réelle et réaliste du monseigneur Romero, inspirée de la peinture murale qui orne l'extérieur de la cathédrale de San Salvador depuis 2017. Dépourvu de tout socle, Romero se tient sur le même sol que les participant·es, humble observateur des commémorations.
La statue et le mémorial ont été créés en collaboration avec la professeure Lourdes Calero et le professeur Miguel Mira, les deux de l'Université centraméricaine José Simeón Cañas (école des beaux-arts, UES), avec la participation d'étudiant·es de leurs classes respectives. De même, de nombreux membres de la communauté, parties prenantes, personnes collaboratrices et universitaires ont participé au transport et à l'installation des œuvres d'art au cours de deux activités collectives de grande envergure.
L'élément le plus imposant du mémorial est un grand toit à pente unique qui abrite la commémoration et une peinture murale sur un mur d'adobe de 15 mètres de long. Le toit est soutenu par une grille de 16 colonnes reprenant le motif des arbres de feu et une structure légère préfabriqué en acier. Matiz, un collectif local de peintres, réalise la fresque qui sera terminée après l'achèvement des travaux en mai 2024. Trois bancs contenant des pierres de rivière encadrent un espace d'activités. De la même façon que le mémorial et la statue –évitant la monumentalité mais embrassant la dignité– le toit navigue tranquillement entre les caractéristiques de l'architecture sacrée, utilitaire et populaire.
Le mur d’adobe représente des techniques de construction ancestrales, à faible impact, qui soutiennent l'économie locale. La rationalité des techniques de construction industrielles, telles que la structure en acier préfabriqué, est essentielle pour la faisabilité du projet. Les stratégies de construction populaires, telles que les bancs de ciment et de pierres de rivière, le coffrage fait de tôles ondulées réutilisées pour les colonnes de béton, ou les barres d'acier soutenant les tuiles, facilitent la construction et l'identification. Ensemble, ils créent une architecture hybride mais enracinée, reposant sur l'égalité de traitement de différents types de savoirs et de compétences.
La collecte de fonds pour la construction a représenté un effort considérable ; les cheercheur·euses, les architectes et les artistes dépassant leurs rôles habituels pour soutenir l'Association Sumpul dans cet aspect, et pour activer la solidarité internationale.
Une architecture de la résistance
Lors des récentes commémorations, les personnes survivantes ont critiqué la rhétorique et les politiques anti-historiques du président du Salvador. Il a qualifié négativement les accords de paix de chapultepec en les appelant des « farces », et a supprimé les commémorations depuis 2021. Les membres des communautés soulignent souvent l'exode des jeunes par crainte d'un emprisonnement arbitraire ou ciblé, dans le cadre de l'état d'urgence actuel et de la « guerre contre les gangs». La tendance à la centralisation du pays, illustrée par la fusion des 262 municipalités en 44 entités, est une autre source d'inquiétude.
Dans ce contexte, il est vital de préserver la mémoire et de soutenir les organisations de base, ceux qui sont les fondements de l'engagement sociétal. Les espaces physiques qui incarnent cette responsabilisation, en tant que rappels publics constants, sont essentiels à la construction de la communauté, aux processus démocratiques et à la résistance à l'autoritarisme. Ce n'est pas une coïncidence si le plan du Mémorial de la rivière Sumpul ressemble à la fondation d'une nouvelle ville. L'architecture a un rôle à jouer.
Références et sources
Fallon, Harold, Amanda Grzyb, Evelia Macal, Thomas Montulet et Lourdes Calero. «Memorial of the 1980 río Sumpul Massacre, Chalatenango, El Salvador : The Participatory Design and Collaborative Realization of a Grassroots Project ». Dans Local Cultures - Global Spaces : Communities, People, and Place, sous la direction d’Uli Linke, Isaac Leung et Janet McGaw. AMPS Proceedings Series 37.2. Rochester Institute of Technology, Chinese University of Hong Kong, University of Melbourne, le 5-7 décembre 2023. ISSN 2398-9467. https://amps-research.com/wp-content/uploads/2024/08/Amps- Proceedings-Series-37.2.pdf
(consulté le 28 août 2024)
Fallon, Harold, Camila Fallon, Evelia Macal, Miguel Mira, Lourdes Calero, Thomas Montulet et Antonio Romero. Exposition « Un catorce de mayo - Memorial de la masacre del río Sumpul », Centro Cultural de España en San Salvador. San Salvador, El Salvador, le 11 juillet 2024 - 30 août 2024. https://www.ccesv.org/evento/un-14-de-mayo/ (consulté le 28 août 2024)
Autres publications et expositions
Alas, Adriana, Heidi Calderón, Lourdes Calero, Harold Fallon, Giada Ferrucci, Amanda Grzyb, Reynaldo Hernández, Meilyn Leiva, Evelia Macal, Eduardo Maciel, Miguel Mira, Thomas Montulet et Meylin Navarrete. « Río Sumpul Massacre Memorial – Trails and Voices ». [« Mémorial du massacre de río Sumpul - Traces et voix »]. Edition: Harold Fallon, Evelia Macal, Lourdes Calero et Amanda Grzyb. À paraître en 2024-2025.
Fallon, Harold, Amanda Grzyb et Thomas Montulet. « Guinda ». Dans Vesper Journal of Architecture, Arts & Theory, no. 3, Nella selva-Wildness. Venezia : Quodlibet, 2020. https://www.torrossa.com/en/resources/an/4821048 (consulté le 28 août 2024)
Fallon, Harold, et Thomas Montulet. « Mémorial de Las Aradas : Engaging in Popular Building Techniques ». Dans Structures et architecture : A Viable Urban Perspective ? Proceedings of the Fifth International Conference on Structures and Architecture (ICSA 2022), 317-320. Aalborg, Danemark : CRC Press, 2022. https://adk.elsevierpure.com/files/69510031/ICSA2022_Critical_Practices_Booklet.pdf (consulté le 28 août 2024)
Fallon, Harold, Thomas Montulet, et Amanda Grzyb. Las Aradas Memorial Site, Chalatenango, Salvador. Présenté à l'AHRA 2019 - Architecture & Collective Life, Dundee, du 21 au 23 novembre 2019.
Fallon, Harold, et Amanda Grzyb. « The Río Sumpul Massacre Memorial », dans « Sofa Talks », conversation avec Gideon Boie. Faculté d'architecture de l’Université KU Leuven, le 20 mars 2024. https://www.blog-archkuleuven.be/architecture/2024/03/19/sofa-talk-with-amanda-grzyb-and-harold-fallon-call-for-participation- teach-in/
Fallon, Harold, et Evelia Macal. Las Aradas Memorial, conférence d'ouverture de la section Préservation de l'exposition Institution Building, CIVA. Bruxelles, Belgique, le 21 octobre 2021. https://www.civa.brussels/en/exhibitions-events/opening-institution-building-chapter-8-preservation (consulté le 28 août 2024)
Fallon, Harold, Camila Fallon, Evelia Macal et Thomas Montulet. « The Río Sumpul Massacre memorial. A collaborative exhibition on arts and architecture » exposition, KADOC - Université KU Leuven. Louvain, Belgique, du 06 au 19 mars 2024. https://kadoc.kuleuven.be/english/5_news/2024/n_2024_0014 (consulté le 28 août 2024)
L’équipe :
Coordination locale du projet : Edith Cruz, Sandra Alas, Fran Mejía, Roberto Urbina
Personnes survivantes en rôle de surveillance: Felipe Tobar, Miriam Ayala, Julio Rivera, Marta Tobar, Vilma Mejía
Architecture : : AgwA + Evelia Macal : Harold Fallon (AgwA, KU Leuven), Evelia Macal, Thomas Montulet (AgwA, UCLouvain)
Soutien à la recherche et à la collecte de fonds : Amanda Grzyb (Université Western), Reynaldo Hernández, Beatriz Juárez (Université Carlenton), Giada Ferrucci (Université Western), Eusebio García (ASALCA), Agustin García (FutureWatch)
Statue de Monsigneur Romero : Miguel Mira (École des beaux-arts,UES)
Céramique pour le mémorial : Lourdes Calero (École des beaux-arts,UES)
Maquette : Alexander Renderos (UCA), Karina Mora (UCA)
Peinture murale : Colectivo Matiz (Isabel Orellana, Josué Ortega, Gris Reynado, Tomás Henriquez)
Remerciements aux étudiant·es participant·es dans le cadre de leur cursus.
Dons :
Syndicat international des travailleurs d'Amérique du Nord (LiUNA) Local 183 et LiUNA OPDC
Dons commémoratifs d'Arthur Fallon (Belgique)
Programme des Nations unies pour le développement - El Salvador (PNUD)
Sœurs Loretto de Toronto
Cathédrale de la paroisse Saint-Michel et Sainte-Gudule, Bruxelles (Abbé Claude Castiau)
Programme de compensation des émissions de CO2 de l’Université KU Leuven
Financement de la recherche et de la recherche-création et contributions en nature :
Association Sumpul
Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, Subvention de développement partenariat, 2018-2021
Future Watch Canada
AgwA + Evelia Macal architectes
Ingénieur civil Guillermo Candela (CIVING)